portrait de Lola Kiepja, shamane, la dernière Selk’nam |
Voyage au pays des Selk'nam
Jean-Philippe Beaulieu & Daniel Estrade chassent ensemble.
(Cliquez sur les photos pour voir les zooms)
Jean Philippe est là-bas, avec Dara, dans le vent de la Terre de feu, et moi ici, dans la chaleur de mon atelier pyrénéen. Nous restons connectés via la toile. Je lis, je peins, je lui fournis les infos dont il a besoin pour se repérer sur place, s’orienter : lieux, citations, récits de mythes. Je replonge dans les ouvrages de Bridges et de Chapman qu’il connaît très bien mais n’a plus le temps de consulter. Il m’envoie des photos, des fragments de ses carnets de voyage. Des milliers de km nous séparent, mais nous chassons ensemble. (Daniel Estrade)
|
|
Novembre 2014, Santiago du Chili
Au cours d'une promenade dans un quartier populaire de Santiago du Chili, c'est avec surprise que je découvre ce tag. Un des personnages du panthéon « Hain » des indiens Selk'nam de Terre de Feu est peint sur le mur d'un immeuble des années 1930. C'est Ulen « le clown que tout le monde admire » (Chapman) d'après une photo de Martin Gusinde prise en 1922. Il est accompagné de 2 mots « pintura Konsciente » et d’un arbre dont les feuilles rouges sont livrées au vent.
|
|
Détroit de Magellan, pingouins et patagons |
André Thevet 1586, les îles menües (Quai Branly) |
|
|
|
Famille Selk'nam, 1920
|
En route pour la Terre de Feu
Le 14 novembre, je quitte Punta Arenas, ville portuaire sur le détroit de Magellan, pour me rendre en Terre de Feu. Cela fait une vingtaine d'années que je voulais y retourner, pas seulement pour les paysages sublimes du bout du monde, mais pour retrouver les traces d'un groupe oublié, les Indiens Selk’nam, chasseurs nomades qui régnèrent durant des millénaires sur ces steppes battues par les vents.
|
|
|
Angela Loij, 1922, lors de la céremonie du Hain |
Kotaish, incarnation d'un esprit Selk'nam |
Matan, incarnation d'un esprit Selk'nam |
« Le Hain : le premier théatre du monde, en tout cas, un théatre et des rituels uniques au monde" (Anne chapman).
« Il y a un bourdonnement grave des choses de l’instinct dans ce théâtre, mais amenées à ce point de transparence, d’intelligence, de ductilité où elles semblent nous rendre d’une manière physique quelques-unes des perceptions les plus secrètes de l’esprit. Ce qu’il remue, ce théâtre, c’est le Manifesté. C’est une sorte de Physique première, d’où l’Esprit ne s’est jamais détaché ». Antonin Artaud. Notes sur le théâtre balinais dans « Le Théâtre et son Double ». 1937.
Et surtout, je « cherchais » Lola Kiepja. Lola était née dans les montagnes dominant le lac Fagnano vers 1880. En 1960, habitant dans une hutte non loin du lac, elle devint l'informatrice et l'amie d'une jeune ethnologue, Anne Chapman qui enregistra ses chants. En 1996, dans le cadre de son exposition "Lotus d'eau", Daniel Estrade présenta un portrait de Lola. La Terre de Feu et les Selk’nam prirent alors une importance singulière pour moi, avec cette image au regard perçant de Lola. Je commençais à chasser dans les librairies, les bibliothèques et au gré de mes voyages. De cette culture plusieurs fois millénaire, il ne reste que quelques menus objets, les photos de 1922 prises par Lucas Bridges et Martin Gusinde, et les textes et photos d'Anne Chapman.
"Terres de feu"
|
|
|
|
Estancia Harberton, sur le canal de Beagle
A 80 km d'Ushuaia, sur le Canal de Beagle est installée l'Estancia Harberton. C'est un véritable petit village d'une quinzaine de maisons construites depuis 1896. Le patriarche fondateur du lieu était un ancien pasteur, Thomas Bridges. Il grandit aux îles Malouines, fut en charge de la mission à Ushuaia et décida de créer une estancia. Ce lieu est particulier car il servit aussi de refuge aux Selk’nam et aux Yamanas contre des salauds comme Julius Popper qui les abattaient à vue. Les indiens s'installaient à proximité ; certains participaient aux travaux de la ferme administrée par Lucas Bridges (fils de Thomas), tandis que d'autres conservaient leur mode de vie ancestral. A environ 2 km de là, je découvre une plaine d'herbe grasse en bordure de rivière. Un endroit abrité du vent, paisible, où les castors se consacrent désormais à leurs travaux de terrassement. Au bord de l’eau, j'avise un espace circulaire, d’environ 3m de diamètre, parfaitement plat, petite dépression de 30 cm dans le sol. Est-ce l'emplacement centenaire d'une hutte ? Pas un bruit, aucun vent, l'endroit est d'un calme absolu. Lola a vécu un temps ici avec sa famille, dans une hutte à quelques kilomètres de l'Estancia.
|
L'Estancia Harberton, sur le canal de Beagle
Version patagone de la "cabane au fond du jardin"
|
L'Estancia Harberton, ses vieux navires, les hangars, mais aussi un jardin à l'Anglaise, avec tulipes et primevères
|
|
Les Yamanas qui vivaient sur la côte consommaient des coquillages dans leurs huttes, puis jetaient les coquilles à l'extérieur. Au fil des ans, des monticules de coquilles se sont dressés autour des huttes.
|
Les Selk'nam et les Yamanas adoraient ces petits champignons. Je les ai goûtés crus : pas très parfumés… |
A 2 km de Harberton, les lieux des anciens campements Selk'nam |
|
|
|
Note de Jean Malaurie concernant Popper et les activités de ses acolytes
« Lucas Bridges est curieusement muet sur l’activité pastorale de son père, et le cheminement singulier de la doctrine chrétienne chez les convertis, hier animistes. La population indigène a été traquée par ces éleveurs, qui étaient à cheval et armés de fusils à répétition et auxquels ont prêté main forte des chercheurs d’or : leur souci à tous était d’expulser de ces territoires inconnus, superbes dans leur violence virginale, ces « maudits sauvages ». Des chiens étaient dressés pour les déchiqueter. En Patagonie, le dimanche après l’office, il était de règle chez les éleveurs de moutons d’aller tuer son Indien. Au cas où on rapportait une paire d’oreilles, une rétribution était accordée. « Ils payaient jusqu’à une livre sterling pour une oreille gauche d’indien ; ils durent bientôt exiger la tête entière, car les amputés d’une oreille devenaient légion ». Affamés, les Selk’nam étaient incités à recevoir des vivres de secours, présentées comme un don charitable. En fait, ces viandes et ces biscuits étaient empoisonnés. Lucas Bridges évoque un éleveur écossais, MacInch, qui déclara qu’il tua 14 aborigènes, un certain après-midi : « Il soutenait que c’était là un acte très humanitaire, si on avait le cran de le faire. Il expliquait que ces sauvages ne pourraient jamais cohabiter avec les blancs, et que plus vite on les exterminerait, le mieux ce serait. Car il était cruel de les tenir en captivité dans une mission chrétienne où ils languissaient misérablement et mouraient de maladies importées ».
Quelques chiffres. Les Selk’nam : 2000 (fin du 19ème siècle), 500 (1910), 100 (1925). Désespérés d’avoir perdu leurs croyances millénaires, les repentis, dans des maisons de charité chrétienne, se mouraient en effet de tristesse. Dans les maisons de l’île de Chiloé, notamment jésuites, le bilan est aussi désastreux. Les bons Pères, choqués par la nudité des Indiens, leur « ont distribué des vêtements ; ils ont été décimés par les pneumonies qu’ils contractaient en grelottant dans leurs chemises détrempées ». |
|
|
L'église de la Candelaria, mission Salésienne
La plaque au pied de la croix, à la mémoire des Selk'nam
Pingouin de Magellan
|
Rio Grande
En 1895, la mission Salésienne de la Candelaria (la Chandeleur) s'ouvre à Rio Grande. Son objectif est de protéger et d'évangéliser les Selk’nam qui sont chassés par les orpailleurs et les hommes de main au service des estancias. Située à l'écart de la ville, dans une plaine faisant face à l'océan atlantique, c'est aujourd’hui encore, un endroit sinistre. Dans le petit cimetière abandonné, des tombes en marbre blanc célèbrent les vertus des sœurs et des missionnaires, mais seule une malheureuse plaque rouillée au pied d'une croix de métal rappelle que 150 indiens moururent de la rougeole à la mission en 1924/25 et reposent ici. Les Indiens n'avaient pas grand choix, soit ils étaient parqués dans cette mission, soit ils étaient déportés sur l'île Dawson au large de Punta Arenas. Ici, les petites filles apprenaient à coudre sous le regard sévère des sœurs, qu'elles appelaient les "pingouins".
|
|
|
Le premier batiment de la mission Salésienne, et l'église de la Candelaria |
Cimetière Salésien abandonné. 150 indiens y reposent anonymement, juste une plaque posée au pied de la croix. Au loin, l'océan atlantique |
Jeune fille Selk'nam et vieux pingouin Salésien |
|
|
|
Angela Loij sous la surveillance d'un pingouin
(Musée Salésien) |
Les 8 points cardinaux de la cérémonie du Hain
(Musée Salésien) |
|
Mon seul sourire dans cet endroit : quand je me souvins que Lola s'en était enfuie avec ses enfants, après avoir cassé le cadenas de la porte de la mission avec un morceau de vieille boîte de conserve.
|
|
Rio Grande : au pied d’une statue très kitch censée représenter un Selk’nam, Angela Loij et Lola reposent dans leur petit lopin de terre |
|
|
|
|
|
Lac Fagnano
Un jour d'avril ou de mai 1966, Anne Chapman et Lola étaient installées dans le salon de cet hotel juste construit. Le salon, une pièce aux larges baies vitrées, domine le lac, et fait face aux territoires ancestraux des Selk'nams.
« Lola revêtit ses vêtements neufs et de crainte que sa maison ne soit cambriolée, prit son argent. Nous passâmes 2 jours et une nuit face au lac Fagnano dans cet hôtel de grand luxe, vide encore à cette époque. Avant chaque repas, l’administrateur de l’hôtel venait s’enquérir de ces goûts. Invariablement, Lola demandait du poisson. Elle restait volontiers assise près de la grande cheminée à bavarder avec nous, avec les ouvrières qui travaillaient là et avec les voisins, des blancs de passage qui la connaissaient. Depuis les grandes fenêtres du salon qui donnaient sur le lac, Lola nous montrait le territoire de son grand-père Alakin, la terre de son lignage maternel. Au loin, on voyait la montagne d’Akelkoyan, dont le sommet était couvert de neige, tout près de l’endroit où elle était née, là où sa mère était revenue après que Til, son père ait été tué ». Anne Chapman.
Les eaux du lacs sont tumultueuses, balayées par le vent de l’Ouest. L'Ouest, le territoire de "Shénu", le Sho'on (esprit) du vent. La cordillère de l'Ouest est la matrice qui engendre le vent, le vent de la Terre de Feu, le plus puissant des esprits. Lors de ses discussions avec Anne Chapman, Lola tapait du pied sur le sol invectivant Xalpen, le mauvais esprit féminin régnant sur l'inframonde. Pour les Selk’nam, le ciel était divisé en 7 quadrants, chacun avec son Sho'on, esprit primordial. Lors de la cérémonie du Hain, chaque ciel était représenté par son Sho'ort, un homme peint et masqué.
Quel est ton Ciel ? La réponse permet de signer l'appartenance clanique, mais c'est aussi la source de vie des Selk’nam. Après la mort, les âmes "haskpix" quittent les corps et retournent dans leurs Ciels respectifs. Un jour d'octobre 1966 Lola rejoignit le sien, le Ciel du Sud, le territoire de son Sho'on, "Sheit", le hibou.
La lumière baisse sur le lac Fagnano, le vent d'Ouest tombe, la Lune Kreeh va prendre possession des Ciels. Kreeh, la Lune au visage brûlé par son époux le Soleil avec la complicité du cousin, Shénu, le vent de l'Ouest.
Texte & photos, Jean-Philippe Beaulieu. Novembre-décembre 2014
|
|
Dara & Jean-Philippe, Patagonie, Torres del Paine |
|
Dessins au pinceau, format 50x65 cm par Daniel Estrade
Photos des Selk'nam prises par Martin Gusinde, 1922-1924
|
Les chants de Lola Kiepja (youtube). Selk’nam Chants of Tierra del Fuego, Argentina vol II (album de 2 disques de chants de la cérémonie appelée Hain chantés par Lola Kiepja), Folkways Inc., #4179, New York.
A propos des masques d'écorces des Selk'nam. Un masque collecté en 1924, à New York (Selk'nam, faussement attribué aux Yamanas).
Exposition patagonie au Quai Branly.
Les textes :
Martin Gusinde, informations et photos (espagnol)
Anne Chapman, Quand le soleil voulait tuer la lune. Rituels et théâtre chez les Selk'nam de Terre de Feu, Éditions Métailié, coll. « Traversées », Paris, 2008
Textes d'Anne Chapman (en anglais) : Lola Kiepja, Angela Loij, la femme-Lune
Lucas Bridges, Aux confins de la Terre: Une vie en Terre de Feu, Édition 2010 chez Nevatica. (Version Française.)
Bruce Chatwin, En Patagonie, 1977
|
« Pintura Konsciente »
|
|
L'astrophysicien et la femme « sage ». Dans l' atelier de Daniel en février 2011 |
|
|