THERESE DE LA TERRE,

Hommage à l'Ange de Lisieux, 1994

 

ELLE PARLAIT D’UNE PETITE VOIE…
Méditations sur une sainteté
in memoriam  J.L.
« L’unique chemin qui conduit à cette fournaise Divine, ce chemin c’est l’abandon du petit enfant qui s’endort sans crainte dans les bras de son Père. »
« Il faut assez fixer le soleil divin et monter vers lui comme l’aigle. »
                                    Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face

 

Elle parlait d’une petite voie,
toute simple,
d’une voie d’enfance,
toute d’amour et d’abandon.
Elle a toujours dit cela.
Que la sainteté était une voie facile,
presqu’un penchant naturel,
un sentier fleuri.
Et, négligeant sa sainte modestie, on l’a crue.
Sa vie, sa marche sur les braises, on n’y a vu qu’un chemin de pétales.
Peu d’imaginations humaines peuvent envisager les orages de sang,
les averses de feu, les rafales de râles, de doutes et de spasmes qu’elle connut.
Car l’immense lumière qu’une sainteté offre au monde a la propriété
charitable de nous voiler la nuit, peut-être encore plus immense,
qu’elle dut traverser pour l’atteindre, l’embrasser, la répandre.
A quinze ans, cette enfant,
au moment d’engager sa vie sur la voie jamais close, sans porte ni fin,
savait en parfaite lucidité
que ce chemin de l’Amour serait un sentier de la guerre.
Que toute sa vie, désormais, elle allait la mourir jusqu’à ce qu’amour
s’en suive.
Inutile de tenter ou prétendre de comprendre quoi que ce soit à cette chose
absolument folle qu’est la sainteté humaine, si on l’aborde du côté de l’auréole, des ailes,
des harpes, des parfums suaves et des hymnes séraphiques.
Qui veut rencontrer la sainteté, pour une minute ou pour l’éternité,
c’est par la porte de l’Enfer qu’il doit passer.
Inéluctablement.
L’épreuve du calice ou de Kali, nul saint n’a pu s’y dérober.
L’Enfer ? Bien plus facile à imaginer que la sainteté.
Pourquoi même vouloir l’imaginer ?
On l’a tous les jours sous les yeux,
partout autour de nous et,
pire, atrocement pire,
partout en nous.
Ce qui est plus athlétique, plus vertigineux,
pour tout dire totalement invivable,
c’est de garder sans trêve pleine et bien lucide conscience de  tous les meurtres,
les viols, les massacres, les saccages, les vols, les coups, les tortures, les mensonges,
les abjections, les souillures, les trahisons, les humiliations, de ces abîmes de douleur,
de tous les crimes qui n’ont jamais cessé, ne cessent pas, ne cesseront pas un seul instant
de se perpétrer sur ce monde depuis qu’il est humain et tant qu’il le sera.
Regarder sans ciller cette massive ténèbre hurlante,
et librement décider de ne plus la quitter des yeux.
Offrir son enfance à cette souille,
cette folie furieuse,
plus scandaleuse pour l’entendement que la pire des perversions mentales,
d’autant plus scandaleuse qu’elle n’est même pas perverse,
d’autant plus délirante qu’elle n’est manifestement pas un délire,
ce n’est pas forcément cela la sainteté.
Mais c’est sûrement ce qui nous la rend si péniblement pensable,
presque irrecevable, aux limites de l’obscène.
Rien donc de plus urgent à maquiller, parfumer et momifier
qu’une sainteté humaine.
L’auréole est d’abord  le masque que nous imposons aux saints pour supporter
leur vue.
Jamais sans doute, on a mieux réussi l’opération qu’avec la « petite Thérèse de l’Enfant Jésus »,
trahissant sa sainteté au-delà de toute espérance.
Dans ces contrées himalayennes où la Providence a choisi que commence cette méditation,
certains adeptes de la voie tantrique, la plus abrupte, du bouddhisme pratiquent un terrifiant rituel
nommé gTchöd..
Il s’agit pour l’ascète de se rendre la nuit, seul, dans les lieux les plus sinistres, cavernes,
 ravins, cols hurlant de tous les vents et grondements, cimetières où les cadavres découpés
sont offerts aux rapaces et charognards, et d’entrer là en une méditation-transe, consistant  à se
visualiser en train de se démembrer, de se lacérer, se dépecer, lambeaux de chair par lambeaux de 
chair, jusqu’aux derniers viscères, jusqu’à son souffle ultime, pour les donner en pâture à la voracité
d’innombrables démons, goules et autres fées-vampires.
On imagine bien que certains, insuffisamment mûrs ou préparés, ont laissé leur raison,
parfois leur vie, dans l’inconcevable épreuve.
Le 9 juin 1895, Marie, Françoise, Thérèse de l’Enfant  Jésus et la Sainte Face s’offrait elle-même
comme « Victime d’Holocauste », réclamant en instante prière le martyre de l’âme et celui du corps.
Cinq jours plus tard, elle est soulevée par la houle de la plus puissante et ineffable expérience
que puisse connaître une âme humaine.
On lui a donné un très beau nom, « transverbération », dont personne, évidemment,
ne peut extérieurement savoir ce qu’il signifie.
La pensée ni la parole humaines n’ont licence d’approcher cela.
Dès ce moment, tout son être ne fût plus que la demeure de l’Insondable.
Elle était devenue un sacrifice humain. Qui mit deux ans à se consommer.
Et elle parlait d’une petite voie !
                                                            Gérard  Barrière, Kathmandû-Paris. Avril-mai 1994

 

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