THERESE DE LA TERRE,

Hommage à l'Ange de Lisieux

Visitez n'importe quel musée d'art occidental, le Louvre, l'ermitage, le Prado, le Met, les Offices, et ne parlons évidement pas de celui du Vatican, sept sur dix des personnages que vous y saluerez sont des canonisés. De la haute époque romane à Puvis de Chavannes, que de saints et saintes en notre histoire de l'art ! Que de martyrs, d'extases, de cilices, de stigmatisations, de tentations au désert, de lévitations, de transverbération, que de pénitents et d'intercesseurs ! Toute notre iconographie est un océan d'hagiographie, chichement parsemé de rares îlots profanes.

Jusqu'au début de notre siècle où , brusquement, tout s'inverse. Soudain, la guitare, la coupe de fruit et le litre de vin (en attendant la bouteille de coca) s'unissent en un véritable putsch pour détrôner l'auréole au zénith de l'imaginaire artistique. L'époque est matérialiste ; en son art, seules les machines se vouent au célibat et les métamorphoses de la figure préoccupent désormais davantage les peintres que les transfigurations métaphysiques de l'esprit.

Certes, tout le religieux ne s'évanouie pas de l'art moderne aussi complètement qu'il n'y parait, subsistant soit sous la posture antagoniste du blasphème, soit sous les formes diffuses d'un panthéisme vague, écologique, primitiviste. Même au Pape, il est plus facile aujourd'hui d'embrasser la terre d'un aéroport que les plaies d'un crucifix. Le sacré n'est supporté que sans visage. En cet art enivré d'iconoclasme, il était donc fatal que la figure du saint, qui, par excellence, personnalise, intimise le rapport au sacré, soit devenue la dernière obscénité, celle que même n'osaient ceux qui professaient de tout oser et de tout bousculer.

Et voici que nous arrive, comme un scandale, comme un ovni culturel, toute une suite de travaux, aquarelles et gravures, consacrée à une sainte. Et laquelle ! Rien moins que la "petite" Thérèse, celle de Lisieux, celle dont la bourgeoisie du début du siècle avait fait la plus mièvre, la plus sucrée, la plus rose-bonbon des figures de sa sirupeuse bigoterie.

L'incarnation même de l'abîme qui séparait spiritualité et modernité. Et ce n'est même pas une provocation. Nulle ironie en ce travail, bien au contraire, nul discours, ni moins encore de prêche. Rien qu'une interrogation farouche sur la plus puissante aventure qui puisse advenir à l'intérieur d'un être : l'irruption de la transcendance. Sans doute était ce le dernier domaine où l'art de notre temps ne s'était aventuré, l'ultime terrain demeurant inexploré par ses pinceaux ? Daniel Estrade s'y engage avec son scalpel et sa loupe de surnaturaliste, avec ses aquarelles visionnaires, ses crayons spasmodiques, et le même regard résolu, d'un calme plus hallucinant qu'halluciné, dont il interrogea l'oeuvre d'Artaud, la gnose alchimique, ou la géomancie des terres pyrénéennes.

Depuis plusieurs années, cet artiste conduit une quête difficile de la réalité ultime, mystique, ou même "astrale" comme l'ont appelée certains du corps humain. La rencontre avec la foudroyantes figure de la carmélite de Lisieux lui a permis de conduire au plus loin cette investigation aux lisières de l'invisible et de l'ineffable, jusqu'à parvenir à manifester la prodigieuse expérience de la transverbération, extase d'être percé en outre par la lumière.

L'art s'y était essayé déjà, notamment Le Bernin avec une autre Thérèse, mais en ne parvenant à montrer qu'un orgasme. Estrade révèle bien autre chose. L'éclat qui palpite, respire au fond de l'abîme d'être âme, et parfois en surgit.

Gérard Barrière. 

 

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