Notre ami Gérard Barrière nous a quittés le Vendredi 12 Novembre 2010.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En pensant à Gérard, la première image qui me vient à l'esprit est celle d'une bibliothèque aux précieux incunables perdus à jamais dans les flammes. L'image de la bibliothèque en flammes est bien triviale, mais l'on sait que des exemplaires d'ouvrages rares peuvent subsiter dans des lieux privilégiés. Ici, malheureusement ici, tant de moments lumineux peuvent finalement perdurer puis se dissoudre lentement dans l'évanescence des souvenirs, ceux des proches. A qui viendrait l'idée, à l'issue d'un diner fortement arrosé, de coucher des lignes au petit matin pour préserver un peu de la magie partagée la veille ? Je repense pourtant à nos discussions endiablées, à tous ces univers vers lesquels il m'avait entrainé, à mes premiers contacts avec la mythologie des shamans Tougous, à l'Amazonie, aux arts du Pacifique, à Michaud, à l'île de Pâques...

En 1993, je revenais de Rapa Nui, l'île de Pâques. J'y avais passé ma dernière nuit, seul, sur les flancs du Rano Raraku, la montagne d'où les Moais se lèvent pour marcher vers leurs Ahus. Sous la Croix du Sud, dans les ténèbres, j'étais assis, silencieux immobile et discret. Je perçus alors des murmures. Le vent ? Non ! Les Moais se parlaient, murmuraient, sifflaient autour de moi tandis que des ombres défilaient sur l'écran de la nuit.

J'avais toujours pensé qu'il était important d'être réceptif à la magie du monde, de laisser notre subconscient un peu sculpter la réalité pour nous permettre d'accéder à d'autres univers. C'était effrayant et sublime. Les Moais animés par leur Mana se parlaient tandis que j'étais propulsé à un âge ancien de la Terre. Une lueur apparut à l'horizon, un peu de chaleur commença à se faire sentir, le murmure des Dieux anciens s'affaiblit, le jour se levait. Jamais je n'avais ressenti cette douce chaleur des premiers rayons avec autant de joie et de soulagement.

Deux semaines plus tard, je fus invité à diner chez Nathalie et Gérard Barrière en compagnie de Daniel Estrade. Il y a tant de diners ou de soirée que l'on oublie rapidement, dont il ne reste rien. Avant ce repas, finalement, je ne connaissais Gérard que par rencontres lors de vernissages à la galerie Vanuxem. 18 ans après ce diner place des Fêtes, que reste t il ? Je revois Gérard me mettant dans la main une obsidienne du XVIIIème siècle et me donnant à lire un texte qu'il avait écrit sur l'ile de Pâques. En le lisant j'y trouvais un frère. Il avait perçu les sensations, l'atmosphère et le mana que j'avais ressentis. Contrairement à mon habitude, je fumais une cigarette épicée par Gérard, puis je m'effondrais sur le sofa quelques minutes, avant de revenir en "état d 'éveil" et de fondre sur la bibliothèque, les collections d'insectes et les petits objets de son cabinet de curiosités.

Gérard disait : "Mon souci : demeurer un émerveillé. Mon ambition devenir un émerveilleur, veilleur et éveilleur." Pour moi, de manière inconsciente, ce fut déterminant. Que ce soit allant vers le temple de la Lune à Machu Pichu, me plongeant dans la peinture du Caravage à Paris ou à Florence, rencontrant un soir de souffrance absolue la jeune fille à la perle de Vermeer, doux chef d'oeuvre, remontant le fleuve Sépik en pirogue et enfin découvrant la magie de l'art Malagan en Nouvelle Irlande, je poursuivais mon chemin et mon expérience personnelle à la recherche du Mana animant les choses. L'astrophysique et mes voyages dans le Pacifique aimantaient nos échanges. Gérard me parlait de ceux qui utilisaient l'ayahuasca comme miscroscope pour sonder les mondes de l'esprit, de la perfection de certaines créatures survivant grâce au mimétisme animal, de nos amis communs, et tout finissait dans un grand rire dévastateur, plein de rocaille et d'appétits, avant qu'on se reverse un verre de vin.

J'ai découvert tout récemment les vidéos du projet d'émission de Françoise Monnin où Gérard parle d'objets insolites de peuples lointains. L'approche classique aurait été de choisir un objet prestigieux issu d'un musée, un Fang Byeri de la collection Paul Guillaume, un masque Kanak de l'atelier de Maurice de Vlaminck ou une spectaculaire statue Aztèque et de faire parler un conservateur de musée. Là, rien de tel. Installé dans son petit appartement du passage Brady, le verre de Ricard en arrière plan, la clope à la main, le corps usé mais l'œil pétillant, Gérard présente un tranche-phalanges Dani (Iryan Jaya), puis un collier de graines d'Amazonie. Eveiller la curiosité, entrainer le spectateur dans un dialogue et un petit voyage, avant de lui révéler la nature et la fonction si surprenante de ces petits objets. Malgré les efforts de Françoise Monnin et des amis portant ce projet, celui-ci n'a pu aboutir. Le pari, peut-être risqué, était de se focaliser sur des petites choses inconnues, curieuses, avec un présentateur hors-norme. Le talent et la passion n'ont pas suffit à ouvrir les portes des chaînes télévisées. Il reste ces quelques images, où l'on peut voir vivre Gérard. C'est bien lui ! Quel plaisir d'entendre et de ré-entendre sa gouaille et son rire ! Mais une fois de plus, cela laisse une triste impression d'inachevé. Il avait tant à écrire et à dire.

Ce soir, pour écrire ces lignes, j'ai mis sur mon bureau une Mata'a, une obsidienne XVIIIème de l'ile de Pâques à la forme parfaite. Je me suis entouré de figures d'ancêtres d'Océanie, moyen Sépik, Korewori, rivière Yuat, Nouvelle Irlande, et des portraits de Thérèse de Lisieux (à laquelle Gérard à dédié un chant lumineux ) et de Lola Kiepja la dernière Selk'nam, aquarelles de notre ami commun Daniel. Une bibliothèque brûle toujours dans les larmes, mais quand elle est composée d'innombrables incunables, la tristesse est vraiment infinie.
Jean Philippe Beaulieu. Londres. Août 2011.

 

 

 

 

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